Prier avec Saint Vincent
Introduction : «être invités à prendre part à la conversation»
Permettez-moi de commencer cette séance de prière par vous demander de vous asseoir sur l’une des chaises qui sont disposées autour de la table de la dernière Cène de Jésus. Trois places vous séparent de Jésus et vous remarquez qu’il garde le silence, comme s’il s’apprêtait à se lever et à dire quelque chose. Et, effectivement, il se lève. Tous arrêtent de parler, conscients qu’il est sur le point de leur parler. Il commence par ce que nous appelons son discours d’adieu, en vous disant, à vous et aux autres, en cette nuit, avant qu’il ne meure, tout ce qui lui tient le plus à cœur. (Jean chapitres 14 à 17)
Mais alors qu’il parvient au terme de son témoignage, au lieu de s’adresser à eux, il commence à dialoguer avec son Père bienaimé – vous l’écoutez : « Maintenant, ils ont reconnu que tout ce que tu m’as donné vient de toi et ils ont cru que tu m’as envoyé. Moi, je prie pour eux ». Un peu plus tard, Jésus dit : « Je prie … Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous… » Enfin, Jésus dit : « Père, ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent ma gloire, celle que tu m’as donnée. » (Jn 17, 8-24)
Notez ce qui se passe alors. Jésus parle à son Père, et quand il a fini, il vous attire dans cette même conversation. Ce qu’il fait, c’est qu’il élargit le cercle, pour ainsi dire ; il vous demande d’y entrer. Vous n’êtes plus désormais debout sur le côté à l’écouter ; vous êtes désormais inclus « dans » la conversation, vous en êtes partie prenante. Vous prenez part désormais à cet échange qui se poursuit toujours entre le Père et le Fils.
Votre « inclusion » dans cette conversation est une prière dans toute sa profondeur. À son niveau le plus profond, la prière du chrétien consiste à entrer dans cet échange réciproque entre le Père et le Fils. Pour ainsi dire, il s’agit du croyant qui est en train de pénétrer dans la prière qui se vit au sein de la Trinité.
Vous pouvez vous demander où est le Saint Esprit dans cet échange ? Les commentateurs disent que le Saint Esprit est la communication – ou mieux encore, l’amour – réciproque entre le Père et le Fils. Si le Père et le Fils étaient des noms, comme le suggère un auteur, alors le Saint Esprit serait le verbe, c’est-à-dire l’action entre les deux autres. St Augustin, par exemple, appelle le Fils « le bienaimé » et le Père « l’amoureux », et l’Esprit Saint, l’amour réciproque entre l’amoureux et le bienaimé.
Et Jésus dit qu’il nous veut précisément là, au beau milieu de cet échange : « Père, je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi, toi en moi et moi en toi et chacun de nous dans ce cercle ensemble».
Dans cette scène, nous avons un indice de ce qui se passe dans une prière chrétienne trinitaire. Et cet « événement » parvient à la plus grande des visibilités lorsque nous célébrons l’Eucharistie où nous sommes incorporés au don que Jésus fait librement de lui-même au Père, qui le lui rend avec amour en répandant le Saint Esprit.
Mais il y a quelque chose d’autre à noter à propos de ce « cercle de prière ». Il n’inclut pas seulement la Trinité et vous-même, il comprend aussi tous ceux qui sont assis autour de cette table. Dans ce cercle, chacun est touché par toutes les autres personnes qui se trouvent à l’intérieur. En d’autres termes, le vécu et la sagesse, la bonté et les échecs de chacun des participants sont en conversation avec le vécu, la sagesse, la bonté et les échecs des autres.
Encore une fois, le récit de la vie, les luttes, les perspectives, les réussites de tous les autres ont un effet sur la conversation (la prière) de chacun. Le dogme donne un nom à cette réalité que nous connaissons : il s’agit de « la communion des saints ».
Ce que je veux faire, au cours de cette séance, c’est inviter une personne de plus au sein du cercle de cette conversion, une personne qui nous est très chère. Et bien sûr, il s’agit de Vincent. Je désire que son expérience de vie « entre dans la conversation », participe à cet échange de vie et d’amour réciproque entre tous les participants, entre toutes les personnes assises à cette table.
Et donc, faisons-le tout simplement : imaginons-nous autour de cette table avec Vincent assis proche de nous. Et là, comme tout le monde, nous nous confions, nous acceptons de confronter notre propre expérience à ses attitudes, ses perspectives, sa sagesse et ses pratiques – et qu’elles parviennent, nous l’espérons, à la façonner. Au cours de cette conférence aujourd’hui, j’essaierai que cela se produise en suivant certains thèmes qui étaient essentiels pour Vincent (et qui, étonnamment, apparaissent dans le livre !)
«Au cœur de la conversation» avec Vincent: (8 contributions)
[1] La première, c’est la façon dont Vincent comprenait le caractère et la personnalité de l’acteur principal dans certaines présentations, c’est-à-dire, la manière dont Vincent comprenait Dieu. Alors que d’autres auraient pu associer la divinité avec des qualificatifs tels que la distance, la peur, le jugement, le caractère inaccessible, le témoignage de Vincent consistait à le décrire comme un parent aimant, comme la plus attentive, la plus protectrice, la plus empreinte de sollicitude des mères ou des pères que l’on puisse imaginer, un parent qui a toujours à cœur le meilleur de nos intérêts. Ainsi, nous lisons dans l’une des lettres de Vincent : « En vérité, le secret de la vie spirituelle consiste à confier à Dieu les personnes que nous aimons, nous abandonnant y compris nous-mêmes à sa volonté avec une assurance totale que tout ira bien » Et cette phrase de Vincent est révélatrice : « Il occupera pour vous la place du père et de la mère. Il sera votre consolateur, votre vertu, et au final, la récompense de votre amour. » (Coste VIII, pp. 255-256) (Page 33 dans la version française du livre Prier avec Vincent de Paul)
[« Le grand secret de la vie spirituelle est de lui abandonner tout ce que nous aimons, en nous abandonnant nous-mêmes à tout ce qu’il veut, dans une parfaite confiance que tout en ira mieux » Et cette phrase de Vincent est révélatrice : « Il vous tiendra lieu de père et de mère ; il sera votre consolation et votre vertu et enfin la récompense de votre amour. » (Coste VIII, pp. 255-256, Lettre 3089)]
Le sens fondamental que Vincent avait de l’identité de Dieu nous amène à nous interroger : à l’intérieur de mon cercle de prière, est-ce que je ressens la chaleur et la proximité d’un parent? Est-ce que je me sens pris dans les bras et porté sur les genoux par les soins maternel et paternel de Dieu ?
[2] Une deuxième caractéristique que Vincent apporterait à ce discours, c’est sa grande sensibilité à ce que Dieu veut faire, et ensuite à aller l’accomplir. L’expression plus technique pour qualifier cette attitude est : « chercher et faire la volonté de Dieu ». En marge des nombreuses décisions qu’il s’apprêtait à prendre, Vincent a si souvent pris du recul sur ce dont il était question pour s’interroger dans la prière : « Est-ce vraiment la ligne de conduite que Dieu veut ? » Mais dès que Vincent avait pris conscience que cette démarche particulière était effectivement ce que Dieu voulait, il n’attendait pas davantage et passait à l’action.
Il y a un auteur lazariste qui affirme que la question centrale et typique de Vincent et de ses disciples est celle-ci : « Qu’est-ce qui doit être fait? » Il s’agit de s’interroger sur la « volonté de Dieu », si nous pouvons nous exprimer ainsi, parce que cette question contient les deux qualités essentielles pour faire la volonté de Dieu, c’est-à-dire, le discernement et l’action. Pour Vincent, discerner sans que cela soit suivi par une action ne construit pas le Royaume. Mais agir sans avoir auparavant cherché à trouver la volonté de Dieu nous livre à toutes sortes de résultats mal orientés, emplis d’orgueil voire préjudiciables. Le Dieu que Vincent rencontrait dans sa prière est un Dieu agissant, un Dieu dont le rêve, pourrions-nous dire, consiste à bâtir activement son règne en ce monde.
Dans sa règle de vie pour les prêtres, Vincent a transmis ce conseil : « La façon sûre pour un chrétien de croître rapidement en sainteté est d’agir consciemment en mettant en pratique la volonté de Dieu en toutes circonstances… Tous devraient faire un effort pour s’ouvrir à la volonté de Dieu » (Règles Communes de la Congrégation de la Mission, II, 3, 10) (Prier avec Vincent de Paul, page 39) [« Et parce que la sainte pratique de faire toujours et en toutes choses la volonté de Dieu est un moyen assuré pour pouvoir bientôt acquérir la perfection chrétienne, chacun tâchera, selon son possible, de se la rendre familière » (Règles Communes de la Congrégation de la Mission, II, 3, 10)]
[3] Une présence particulièrement cruciale dans la « conversation » de Vincent, c’est bien sûr, celle de son Seigneur, Jésus-Christ. Très tôt dans son cheminement spirituel, Vincent a adopté le conseil d’un directeur qui lui proposait de voir en Jésus celui qui allait le plus parfaitement adorer son Père. Cette image de Jésus regardant avec amour son Père dans les yeux a offert pendant longtemps un cadre à la prière de Vincent. Cela l’a conduit directement à entrer dans cette conversation trinitaire, en joignant sa propre adoration à celle de Jésus quand tous deux allaient aimer leur « Abba ».
Mais au fur et à mesure que Vincent a progressé, cette adoration aimante s’est chargée d’une tonalité supplémentaire orientée vers l’extérieur, à savoir celle d’« être envoyé ». Vincent est alors attiré vers la scène qui se passe dans la synagogue au début de l’Évangile de Luc où Jésus se lève et, en utilisant le vocabulaire du prophète Isaïe, déclare pourquoi il est venu et ce qu’il veut faire. Jésus revendique qu’il est envoyé, qu’il est envoyé en mission par la Trinité pour proclamer la liberté aux prisonniers et la bonne nouvelle aux pauvres. Cet événement de l’Évangile est crucial pour révéler la perception personnelle qu’a Vincent de Jésus-Christ. Elle explique cette grande énergie qui a marqué non seulement ses nombreuses années d’activité évangélique, mais c’est aussi ce qui l’a fait tant insister pour que ses disciples captent cette énergie de l’envoi du Christ missionnaire.
Et c’est pourquoi ses paroles si souvent citées sont tellement remplies de ce même dynamisme : « Faire que les pauvres connaissent Dieu, leur annoncer que le Royaume des Cieux est leur soutien et qu’il est pour les pauvres. Que c’est grand ! C’est sublime parce que c’est précisément ce que fit le Fils de Dieu » (Coste XII, page 80) (Prier avec Vincent de Paul, page 44)
[« Faire connaître Dieu aux pauvres, leur annoncer Jésus-Christ, leur dire que le royaume des cieux est proche et qu'il est pour les pauvres. Oh ! que cela est grand ! c'est un office si relevé d'évangéliser les pauvres, que c'est, par excellence, l'office du Fils de Dieu » (Coste XII, page 80)]
[4] Quand nous sommes « à l’intérieur de ce cercle de conversation avec Vincent », il y a une autre qualité qui peut inonder l’espace si nous le permettons. Et il s’agit de la confiance, la confiance que Dieu pourvoira, qu’il prendra soin, qu’il fera aller les choses au mieux. Nous appelons cela la foi en la « divine Providence ». Dans la vie de nombreux croyants, la confiance est difficile à obtenir, surtout lorsque les choses ne vont pas bien et que les soucis assombrissent l’horizon. Durant sa vie, la prière de Vincent a cultivé de plus en plus la confiance. Il a approfondi sa conviction que Dieu guidait toute chose. Vincent a pu ainsi à la fois s’abandonner à cette conduite, et lui permettre de le faire progresser.
Il se représente la Providence divine comme un coureur qui donne l’allure de la course. Si vous êtes en retard sur la Providence par votre manque de confiance, vous trébuchez et vous vous épuisez parce vous n’avez pas accès à tous les soins attentionnés que le Père prodigue. Si vous devancez la Providence – en comptant plus sur vous-mêmes que sur Dieu – vous vous égarez dans la mauvaise direction en suivant une voie qui peut aller à l’encontre de la volonté de Dieu. De plus en plus, Vincent introduit cette confiance dans ses projets, aussi risqué et fragile que le résultat apparaisse. Il regarde vers l’avenir et s’appuie sur le fait que l’attention de Dieu est devant lui. Mais souvent, il regarde aussi en arrière et avec ce recul, il entrevoit où Dieu l’a conduit tout au long du chemin.
À une personne qui se tracasse de ne pas avoir assez de ressources pour aider à nourrir les pauvres, il dit : « Il ne faut pas trop s’en préoccuper… La Grâce a ses moments. Abandonnons-nous à la providence de Dieu et faisons très attention pour ne pas se détourner d’elle. Si nous avions quelques conseils à recevoir de notre appel, ce serait que … nous fassions en tout de suivre sa providence ». (Coste II, p. 453) À un autre endroit, il dit : « Nous devons avoir confiance en Dieu qui nous aidera. Tant que nous serons bien enracinés dans cet amour et dans cette confiance, nous resterons toujours sous la protection de Dieu qui est au Cieux, et préservés du mal ; jamais le nécessaire nous manquera y compris quand tout semblera aller vers le désastre. » (Règles Communes de la Congrégation de la Mission, II, 2) (Prier avec Vincent de Paul, page 50)
[« [Ne vous inquiétez pas trop] … La grâce a ses moments. Abandonnons-nous à la providence de Dieu et gardons-nous bien de la devancer. » (Coste II, p. 453) À un autre endroit, il dit : « [Le véritable missionnaire] jettera tous ses soins en la Providence de Notre-Seigneur, tenant pour certain que, tandis qu'il sera bien établi en cette charité et bien fondé en cette confiance, il sera toujours sous la protection du Dieu du ciel, et ainsi aucun mal ne lui arrivera, et aucun bien ne lui manquera, lors même qu'il pensera que tout va être perdu.». (Règles Communes de la Congrégation de la Mission, II, 2)]
Vincent nous dit de mettre plus de confiance dans notre prière. Dieu nous ouvre le chemin et dans la mesure où nous pouvons nous abandonner en sa présence, confiants que sa Providence est là, il nous guidera. À l’intérieur de ce cercle, on perçoit la réalité et la solidité de l’attention constante de Dieu.
[5] Quelqu’un a décrit un jour la conversation trinitaire comme un champ énergétique. La personne qui prie à l’intérieur ressent – du moins à un certain niveau – la force et le dynamisme qui vient du Père et qui revient au Père. L’inclusion dans ce champ est tout sauf statique. Vincent percevait cette énergie ; c’est ce qui l’inspirait – ou mieux encore l’envoyait en mission – porter la bonne nouvelle.
Une manière d’apprécier cet élan qu’il a vécu « dans cette conversation », c’est de nous imaginer nous-mêmes dans cette scène de l’Évangile de Luc qui a tant enflammé l’imagination de Vincent et qui l’a mis en route. Et la scène dont il s’agit, c’est l’incident à la synagogue où l’on tend à Jésus le rouleau de la loi et on lui demande de commenter la lecture qu’il a choisie.
Pour ce faire, je vais utiliser une méditation guidée qui vient tout simplement de ce livre. Et vous allez voir que cette méthode n’est qu’une autre manière de pénétrer dans la prière personnelle que Jésus adresse au Père.
Donc, commencez par vous mettre en présence de la sainte Trinité. Ensuite, détendez tout votre corps, en commençant par vos pieds et en remontant jusqu’à votre tête. Respirez profondément et lentement, en accueillant le souffle de vie et l’Esprit de Dieu.
Maintenant, suivez Jésus et ses disciples qui pénètrent dans la synagogue à Nazareth. Un silence plein de vénération accueille leur entrée. Vous prenez place sur un banc au fond, mais vous pouvez voir Jésus et son équipe bigarrée qui s’est avancée. Au premier rang, siègent les anciens. Le chef de la synagogue s’approche de Jésus et lui tend la Torah. Jésus l’ouvre lentement et trouve le texte d’Isaïe qu’il désire. Il se lève, embrasse l’assemblée du regard, prend une profonde inspiration, et lit ces paroles d’un ton ferme et net :
« L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés, annoncer une année favorable accordée par le Seigneur. » (Lc 4, 18-19).
Jésus rend les Écritures au jeune servant de la synagogue et commence à scruter la pièce. Ses yeux s’arrêtent et il vous regarde dans les yeux. Très délibérément, il vous dit : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre. » Il remonte alors lentement l’allée et sort de l’édifice.
Dans le silence, vous méditez les paroles qu’il vous a dites.
Restez assis là un moment et soyez à l’écoute de ce qui vous vient à l’esprit et de ce qui monte dans votre cœur. Si cela peut vous aider, écrivez ce qui vous vient…
Dans quel but? Essayez d’éprouver le dynamisme et la force de cet « envoi » que Vincent lui-même a éprouvé.
[6] Dans de nombreux passages dans les Évangiles, Jésus parle de voir. Non seulement il donne la vue aux aveugles, mais il parle souvent d’une sorte de cécité qui touche les personnes qui peuvent voir. Il a une manière paradoxale de le dire : « Ils ont des yeux mais ne voient pas ». Lorsque ces personnes qui voient soit disant, regardent leur monde, beaucoup de choses leur échappent. Pour qu’ils dépassent leur étroitesse de vue, quelque chose doit venir élargir leur champ de vision pour leur permettre de voir plus loin et plus en profondeur.
N’est-ce pas justement cette « largeur de vue » qui se produit chez les disciples réunis autour de la table de la dernière Cène. Lorsqu’ils « prennent part à la conversation », leurs yeux s’ouvrent pour qu’ils puissent saisir (ne serait qu’un peu) ce qui se passe vraiment entre Jésus et son Abba. Ils sont justes en train de voir un peu plus loin. Et ils ne le voient pas seulement grâce à leurs propres yeux mais aussi avec ceux de Dieu. Et durant le reste de leur vie, cette vision sur la manière dont sont vraiment les choses va devenir de plus en plus claire et pénétrante.
Dans le don de Vincent pour le service des pauvres, cette « vision élargie » tient une grande place. Grâce à la prière et au service, il a appris à aller au-delà de la surface des choses pour observer davantage ce que Dieu voyait dans cette situation. Écoutez ces paroles, si souvent citées comme étant la clé de sa spiritualité.
« Je ne dois pas juger les pauvres paysans, hommes ou femmes, ni par leur extérieur ni par leurs apparentes capacités mentales. Très fréquemment, ils ont à peine l’apparence ou l’intelligence d’être raisonnable ; ils sont plutôt agressifs et brutes. Mais tournez la médaille et à son revers tu verras par la foi que le Fils de Dieu, qui se fit pauvre, est représenté pour nous dans ces gens. » (Coste XI, page 32) (Prier avec Vincent de Paul, page 63)
[« Je ne dois pas considérer un pauvre paysan ou une pauvre femme selon leur extérieur, ni selon ce qui parait de la portée de leur esprit ; d’autant que bien souvent ils n'ont pas presque la figure, ni l’esprit de personnes raisonnables, tant ils sont grossiers et terrestres. Mais tournez la médaille, et vous verrez par les lumières de la foi que le Fils de Dieu, qui a voulu être pauvre, nous est représenté par ces pauvres » (Entretien 19, Coste XI, page 32)]
Et plus clairement encore : « Mes Sœurs, apprécions-les comme nos maîtres puisque Notre Seigneur est en eux et eux dans notre Seigneur » (Coste XIII, p. 540) (Prier avec Vincent de Paul p. 64)
[« [Les Sœurs], qu'elles s'entre-chérissent entre elles … et les pauvres malades, comme leurs seigneurs, puisque Notre-Seigneur est en eux, et eux en Notre-Seigneur. » (Coste XIII, p. 540)]
Dans quel but? La prière de Vincent l’a conduit à avoir de plus en plus le même regard que Dieu, c’est-à-dire à aller au cœur des choses. Cela a permis au regard de Vincent de pénétrer le cœur des personnes, surtout des pauvres, qui est le lieu précis où ils sont aimés de Dieu.
[7] Avec toute cette discussion sur le fait d’être intégrés dans la conversation trinitaire, vous pourriez avoir l’impression que la chose principale que fait un croyant, c’est de s’asseoir calmement et en silence et de contempler Dieu, là où il est, et guère plus. Quiconque a lu St Vincent aurait vite perçu son impatience à l’égard une telle attitude. Même s’il pensait que « l’écoute dans la conversation » est essentielle, Vincent croyait aussi qu’il était absolument nécessaire de mettre en œuvre ce qu’il avait entendu.
Car s’il y a une chose sur laquelle il insistait à propos du travail acharné, c’est que peiner pour le Royaume de Dieu allait de pair avec l’écoute. Dans une lettre adressée à l’un de ses disciples, où apparaît une certaine confrontation, il énonce clairement ses raisons.
« Souvent, beaucoup de manifestations ressenties de l’amour de Dieu, d’être en sa présence, d’éprouver de la sympathie envers les autres et des sentiments ou oraisons de cette teneur, bien que très bonnes ou désirables, sont suspects si ils ne sont pas accompagnés d’acte de charité concrets ». (Coste XI, page 40) (Prier avec Vincent de Paul, page 68)
[« Car bien souvent tant d’actes d'amour de Dieu, de complaisance, de bienveillance, et autres semblables affections et pratiques intérieures d’un cœur tendre, quoique très bonnes et très désirables, sont néanmoins très suspectes, quand on n’en vient point à la pratique de l’amour effectif. » (Entretien 25, Coste XI, page 40)]
À un autre endroit, il évoque les efforts qu’il lui a fallu fournir durant longtemps pour adoucir la dureté marquée de sa personnalité et aussi pour modérer ses mouvements d’humeur. Il est parvenu à voir que ces traits de son caractère interféraient avec son service des pauvres. En regardant le fossé entre ses intentions et la réalité de son comportement en ce temps-là, il confesse :
« Au cours d’une retraite… Je me tournais vers Dieu et lui demandais avec insistance qu’il me change mon caractère irritable et heurtant. Je lui demandais aussi un esprit amiable et tender. Et avec sa grâce, mettant un peu d’attention aux traits impulsifs de ma personnalité, il m’a guéri au moins en partie de mon sombre caractère » (Coste III) (Prier avec Vincent de Paul, page 73)
Dans quel but? Pour Vincent, la prière mène à l’action et l’action renvoie à la prière. Vous pourriez fort bien dire que Vincent est « très actif dans la conversation… »
[8] S’il y a un mot pour saisir la saveur particulière de la manière dont Vincent prend part « à la conversation », ce serait celui-ci : l’équilibre. Assis à la table de la dernière Cène, il écoutait les paroles de Dieu tout en agissant avec les actes que Dieu posait. Impatient d’un côté devant les actes de piété désincarnés qui ne produisaient pas de résultats concrets, et impatient de l’autre devant l’activité superficielle qui n’était pas ancrée en Dieu, Vincent est un modèle sur la façon dont la contemplation et l’action peuvent s’enrichir mutuellement plutôt que rivaliser l’une l’autre. Son aphorisme souvent cité : « Quitter Dieu pour Dieu » met précisément le doigt sur ce sujet. Il conseillait à certaines Filles de la Charité qui avaient des problèmes de conscience avec leur temps de prière, en écrivant ses phrases célèbres :
« Si au moment de la prière du matin vous devez donner des soins, allez-y tranquillement et sans souci. Si quand vous revenez vous pouvez faire un peu d’oraison et de lecture spirituelle, c’est très bien. Mais vous ne devez pas vous inquiéter pour cela, ni croire que vous avez mal agi quand vous fîtes ainsi, car ce temps normalement consacré à la prière n’est pas perdu, quand on le laisse pour un motif légitime. Et s’il y a bien un motif légitime c’est celui du service du prochain. Car quitter Dieu pour Dieu ce n’est pas le quitter. Laissez passer ce moment pour venir en aide à un pauvre ; sachez que c’est aussi servir Dieu ». (Coste IX, p. 319) (Prier avec Vincent de Paul page 117)
[« Si, à l'heure de votre oraison, le matin vous devez aller porter une médecine, oh ! allez-y en repos; après un acte de résignation a la sainte volonté de Dieu, offrez-lui votre action, unissez votre intention à l'oraison qui se fait à la maison ou ailleurs, et allez-vous-en sans inquiétude. Si, quand vous serez de retour, votre commodité vous permet de faire quelque peu d'oraison ou de lecture spirituelle, à la bonne heure ! Mais il ne vous faut point inquiéter, ni croire avoir manqué, quand vous la perdrez ; car on ne la perd pas quand on la quitte pour un sujet légitime. Et s'il y a un sujet légitime, mes chères filles c'est le service du prochain. Ce n'est point quitter Dieu que quitter Dieu pour Dieu, c'est-à-dire une œuvre de Dieu pour en faire une autre, ou de plus grande obligation, ou de plus grand mérite. » (Coste IX, p. 319)]
Dans quel but? La conversation trinitaire est un va-et-vient incessant d’écoute et d’action. Nous sommes pris dans le cœur de Jésus aussi bien quand il parle à son Père à sa table, que lorsqu’il quitte la table pour accomplir l’œuvre du Père dans le monde. Et la prière de Vincent est un moment de grâce qui montre la manière dont cette écoute et cette action s’enrichissent et se modèrent mutuellement.
Conclusion
Il y a manifestement bien des manières d’aborder la sagesse de Vincent sur la prière. Nous avons choisi celle qui l’amène à prendre part à la prière qui se poursuit lors de la dernière Cène, dans cet échange ouvert et inclusif qui conduit les disciples dans le cœur même de Jésus lorsqu’il s’offre lui-même au Père pour notre salut. Assurément, Vincent est l’un des participants à cet événement qui ne cesse de se renouveler. Puissions-nous, dans notre prière autour de cette table, parvenir à mieux connaître la profondeur de sa contribution à cette conversation qui nous sauve.